C’est un virus social. L’intérêt, c’est de contrer l’“effet apéro”, si je puis dire », affirmait jeudi le patron de LREM, Stanislas Guerini, sur BFMTV, à propos d’un possible couvre-feu à partir de 18 heures pour endiguer la pandémie de Covid-19. Pour gagner la guerre virale, le gouvernement entre en guerre contre l’apéro – au risque de d’énerver bon nombre de Français.
Moment de convivialité, de transition, qui accompagne le retour de la vie professionnelle vers la vie personnelle, l’apéro est en effet profondément inscrit dans nos modes de vies. Comment expliquer que nous y soyons si attachés ?
Qu’est-ce au juste qu’un apéro ? Diminutif familier d’apéritif, le terme est issu du latin aperire, « ouvrir ». Ce n’est pas, pourtant, comme on pourrait le penser, l’appétit qu’il s’agit d’ouvrir lors de l’apéro, mais les pores de la peau ! À l’origine, les boissons apéritives, alcoolisés, souvent amères, et infusées d’innombrables plantes sont des « médicament[s] qui ouvre[nt] les voies de l’élimination », qui permettent au corps de se purger des miasmes, comme l’explique Diderot dans l’Encyclopédie. Inventées en Italie (Martini, Campari, etc.) avant de se propager en Savoie via les Alpes, ces boissons sont bues en privé à des fins curatives.
C’est au XIXe siècle que, comme on le voit chez Maupassant par exemple, l’apéritif devient un moment de convivialité partagé. « Le mythe et le rite de l’apéritif, c’est d’être vu. L’important est d’être ensemble, et vu par les autres », souligne l’historien Didier Nourrisson, auteur d’Une Histoire du vin (Perrin, 2017). Les boissons apéritives s’hybride alors avec des traditions beaucoup plus anciennes : déjà « au Moyen Âge on “portait une santé” en élevant son verre de vin. On choquait les verres en souhaitant à l’autre une bonne santé. » Signe, peut-être, que la santé n’est pas seulement une affaire solitaire, privée, de remède ingurgité, qu’elle possède, au contraire, une dimension collective.
Notre humaine santé est indissociable du soin que nous prenons de notre commune sociabilité. Et l’apéro, c’est précisément le moment suspendu, incertain, où le cours usuel, mécanique, de nos relations avec les autres déraille. Quelque chose d’imprévisible, aussi imprévisible que les hommes, commence lorsque les convives se rassemblent autour de la table basse et commence à picorer des cacahuètes. L’apéro introduit un temps nouveau dans la journée, il déverrouille (« ap-veru », du latin veru, « gond », selon le linguiste Julius Pokorny), il « ouvre », littéralement, un nouvel horizon, commun, d’invention, d’imagination. On « refait le monde. » Qu’aperire partage la même racine que pario, « mettre au monde », « enfanter » est tout sauf un hasard de ce point de vue : la natalité est, par excellence, l’événement qui renouvelle le réel.
Poussons encore un peu l’exploration étymologique. Aperire et pario possèdent un autre cousin étymologique : Parca, les Parques, ces déesses romaines du destin qui assignent, à chaque être, le temps limité de leur existence. Les puissances du destin ouvrent le monde parce qu’elles décident de son devenir. Mouvement mystérieux, inexplicable, qui a fini par réunir les amis autour d’un bon verre de vin et de quelques tranches de charcuterie. De cette loi secrète, nous ne saurons jamais rien : nous ne pouvons que l’accepter, l’embrasser. « Amor fati », « amour du destin », disait Nietzsche. Tel est bien l’esprit de l’apéro : apprécier ce qui nous est donné, ce qui nous échoit, et dont nous oublions la joie simple lorsque nous sommes entraînés dans le rythme effréné du monde. Les verres levés par les convives auraient presque des airs de libations romaines ! L’apéro, c’est sacré.
Christian Duteil/ janvier 2021/laradiodugout.fr