Cette semaine, je n’ai pas fouillé les archives de l’AFP, déchiffré le couvercle d’une boîte de corn flakes népalais ou parcouru le courrier des lecteurs d’un canard exotique. Non, j’ai fouillé ma mémoire, sollicité mes amis, pour enfin retrouver un conte plein de malice et d’espoir, que je dédis au Japon et tous ses habitants. (J’outrepasse peut-être des droits d’auteur, j’espère que celui ou celle que j’aurais lésé me pardonnera cet écart.)
Il y a très longtemps, dans les campagnes, vivait un mendiant qui parcourait les fermes et devait compter sur la charité des bonnes gens pour se nourrir et se loger. Plus souvent qu’autrement, lorsqu’il frappait aux portes, il se voyait refuser l’asile car la plupart des habitants du pays étaient très pauvres et avaient eux-mêmes plusieurs bouches à nourrir.
Puis un jour, il eut une idée. Il frappa à la porte d’une ferme et demanda à la brave dame qui lui ouvrit (sans doute la femme du fermier parti aux champs) si elle avait quelques vieilles croûtes de pain à lui donner. Comme il s’y attendait, elle lui dit d’un air penaud « Je suis vraiment désolée, mon bon monsieur, mais nous sommes très pauvres et avons nous-mêmes à peine de quoi nous mettre sous la dent. » Et pendant qu’elle se confondait en excuses il voyait, dans l’entrebâillement de la porte, une demi-douzaine d’enfants en haillons et pieds nus qui s’avançaient timidement pour voir de plus près ce curieux personnage qui parlait à leur mère.
Juste comme elle allait refermer la porte, il lui dit « Attendez, je pourrais peut-être vous être utile. » Il sortit alors de son baluchon un gros caillou arrondi, de la grosseur d’une pomme de terre, et le lui montra en disant « J’ai ici une pierre merveilleuse : c’est une pierre à faire de la soupe. » Perplexe, la mère examinait et tâtait le caillou pendant qu’il poursuivait son boniment : « Bien sûr, je ne voudrais pas abuser de votre temps mais si vous me le permettez, je pourrais vous montrer comment il fonctionne. » La mère hésitait encore mais la curiosité l’emportant, elle ouvrit la porte toute grande et le fit entrer dans la chaumière.
À son invitation, il s’assit à la grande table, au milieu de l’unique pièce de la maison, et toute la famille s’y attroupa, curieuse de voir de plus près cette pierre merveilleuse. Puis il demanda à la mère si elle aurait bien l’amabilité de lui faire bouillir une marmite d’eau. Toujours un peu perplexe, elle acquiesça tout de même de bonne grâce et pendant qu’elle s’affairait, il fit aux enfants le récit de ses nombreuses aventures.
Quand l’eau commença à bouillir, il déposa la pierre à faire de la soupe au fond de la marmite et tous les yeux s’y rivèrent en même temps. Après de longs moments sans résultats, l’on commençait à croire à une supercherie et à douter du pouvoir magique du caillou. Puis soudain, quelqu’un crut voir flotter quelques débris de matière à la surface. Était-ce de simples poussières qui se détachaient du caillou? L’imagination aidant sans doute, quelqu’un d’autre affirma « Si, si, il y a bien quelques morceaux minuscules qui commencent à apparaître là, au fond du chaudron. Regardez! ».
Profitant de la bousculade générale et de l’excitation montante, il dit à la mère « Je ne voudrais surtout pas abuser de votre générosité, madame, mais… vous n’auriez pas un peu de sel ? Ça rehausserait grandement le goût de la soupe. » Et la mère, peu à peu gagnée par l’enthousiasme général et plutôt fière de participer à ce moment magique, alla prestement aux armoires et revint avec trois grosses pincées de sel qu’elle versa dans le chaudron. Quelques instants plus tard, tandis que tous anticipaient le miracle, il dit à mi-voix, comme s’il se parlait à lui-même « Ah, quel dommage que nous n’ayons aucun légume. Vous n’avez pas idée comme cette soupe peut avoir bon goût lorsqu’on y ajoute ne serait-ce qu’un petit morceau de légume. » En moins de deux, la mère courut chercher quelques vieux morceaux de navets défraîchis qu’elle découpa et jeta à la marmite.
Enhardie par ce geste, l’aînée des filles dit « Nous avons aussi quelques pommes de terre et trois carottes un peu molles, et puis un demi chou un peu flétri mais qui ferait sûrement l’affaire dans cette soupe. » Puis regrettant sa témérité, elle jeta nerveusement un coup d’œil à sa mère qui acquiesça tout de même de la tête. Et la jeune fille courut chercher les légumes et les ajouta au bouillon, qui commençait à sentir drôlement bon.
Et puis à force d’imagination, on finit bien par dégoter quelques pois, fèves, oignons et tomates, des épices, un peu de vinaigre et même, puisque le cœur était à la fête, un beau morceau de bœuf qu’on ajouta au pot-au-feu, qui dégageait à présent un fumet des plus appétissants. Et petit à petit, la marmite se remplit tant et si bien qu’à la fin, tout le monde put manger à sa faim. En fait, tous se régalèrent d’un festin tel qu’ils n’en avaient pas mangé depuis bien longtemps.
À la fin du repas, il se leva et remercia chaleureusement ses hôtes. Il ouvrit son baluchon et y glissa la pierre à faire de la soupe, que tous reluquaient timidement.
Puis lorsqu’il leur serra la main un à un sur le seuil de la porte, il vit passer dans les yeux de la mère un tel nuage qu’il ne put s’empêcher de rouvrir son baluchon. Il en ressortit le précieux caillou et le lui déposa au creux de la main, en guise de remerciement.
Sur ce, il les salua tous une dernière fois et s’en fut au loin, de par le vaste monde. Et jamais plus on n’entendit parler de ce mystérieux personnage qui leur avait fait cadeau de la fameuse « pierre à faire de la soupe ».
Marie-Victoire BERGOT. laradiodugout.fr