De toutes les traditions du Nord de la France, il n’est pas de festivité dont l’ampleur égale celle de la grande braderie de Lille qui se déroulera ce week end. Il faut le voir pour le croire, foi de Lillois. Les origines de la Braderie sont mal connues. On trouve trace dès le XIIe siècle à Lille d’une foire annuelle à vocation européenne, d’une franche foire médiévale mais l’histoire s’arrête là et qu’importe si le vieux-français voit dans le verbe brader : friper, faire commerce de fripes. S’y ajoutera plus tard ce privilège des gens de maison et domestiques de pouvoir vendre les effets démodés, bibelots et autres vieilleries que leur donnaient leurs maîtres afin d’arrondir leurs gages.
En 1873, un chroniqueur lillois déplore que « la Braderie soit en train de trépasser. » Au beau milieu du XXe siècle et jusque dans les années soixante, nouvelle alerte ; la Braderie est moribonde. En fait, l’esprit des brocantes d’antan n’y est plus ; elle s’est transformée en un grand marché dépourvu d’intérêt. Après-guerre, le Nord a du se reconstruire, faire table rase du passé. Il a fallu bâtir plus qu’il ne fallait restaurer. La place réservée aux traditions régionales a fait les frais de cette modernisation à outrances.
Dans les années 70, la tendance s’inverse radicalement, la Braderie de Lille connaît un succès considérable auquel l’enthousiasme des jeunes générations n’est pas étranger. L’époque est à la contestation, le règne du fric est dénoncé, la société de consommation jetée aux orties. Cheveux longs, foulards de soie indienne, vestes en mouton, on redécouvre le vin de noix, la tarte à la rhubarbe, le fromage de chèvre, on fume des roulées exotiques sur un air des Pink Floyd à l’heure de Woodstock ou de la mythique mais bien plus proche île de Wight. Les vieilles frusques sortent des malles, les guitares de leur étui, on redécouvre le goût de la fête et celui de la communauté. Cet ensemble d’ingrédients distillé par une génération essentiellement estudiantine va redonner des couleurs à la Grande Braderie, qui prend un essor sans précédent.
Surgit alors un, nouveau péril. Pour s’être voulue faire plus grosse que le bœuf de la fable, elle s’essouffle à nouveau. Faut-il la réglementer plus encore ? La limiter dans l’espace et le temps comme semble vouloir le faire l’actuelle municipalité ? Sûrement mais il faut surtout qu’elle retrouve ses racines festives et populaires.
Comme par le passé, on vend de la fripe et du vieux sur le plus grand marché aux puces de France et d’Europe. Plus d’un million de visiteurs, peut être deux, venus de partout font la Braderie. Les bradeux s’installent sur le pavé lillois. La chaussée est prise d’assaut et dès la nuit tombée, on saucissonne, on gonfle les matelas pneumatiques, on joue de la guitare et on allume les bougies ; la nuit sera longue. Du café est préparé. Les anciens évoquent ces braderies d’antan, les détours par la Foire aux manèges qui se déroule à la même époque sur l’esplanade, et le retour chez eux, le lendemain après midi, épuisés et fourbus.
Depuis quelques années, la grande Braderie de Lille est devenue le rendez-vous du monde associatif. Vitrines du commerce équitable, artisanat du monde, forum des alter-mondialistes ou des ONG, d’écolos mais aussi partis politiques traditionnels battent le pavé et se font connaître tandis qu’à chaque carrefour le théâtre de rue alterne avec les accordéoneux de Wazemmes ou ces joueurs de flûtes andines venus tout droit de Levallois-Perret…
La Braderie de Lille, c’est enfin une tradition culinaire. Frugale mais généreuse. Moules marinières et frites qu’accompagne une bonne bière du Nord. Pendant deux jours, des centaines de tonnes de moules sont servies. Les coquilles vides déversées sur la chaussée, des monts se forment parfois de plusieurs mètres de hauteur. C’est la meilleure enseigne, la meilleure pub pour le restaurant ou le bistro qui affiche ainsi son savoir-faire et exhibe sa renommée…
Il y a quelques années, dans les jours qui précédaient la Braderie, la presse quotidienne régionale faisait ses gros titres du bon acheminement des précieuses denrées. Elles arrivent ! titrait Nord Matin ou La Voix du Nord en parlant du cheminement des précieuses coquilles noires. Pas d’inquiétude, en effet, pour la frite (pommes de terre rigoureusement de Bintje) qui est ici en terre de connaissance mais qu’en serait-il du délicat mollusque marin que la région malgré tous ses efforts et sa façade maritime de Bray-Dunes à Boulogne sur mer ne pourrait produire en telle quantité ? La bière aidant, cette bière de l’année à l’amertume tempérée que semblent vouloir détrôner les précieuses bières de garde, les convives font assaut de lyrisme gastronomique. On commente la qualité ou la grosseur de ces aimables fruits de mer, on décortique la frite de l’année cuite au gras de bœuf et en deux bains successifs comme il se doit (ne rêvez pas, cela n’existe plus…) ou la douceur suave d’une mousse d’écume sur une bière d’été. Aujourd’hui, les puristes veillent au grain et parfois se désolent : par opposition à la frite surgelée la frite fraîche serait en grand danger mais merguez, hamburger ou pizza n’inspirent pas la moindre crainte.
Le Brel d’Amsterdam peut dormir sur ses deux oreilles.
Gérard Conreur pour laradiodugout.fr